Penser l’Enneagramme. 1. La science, la non-science et la pseudo



Quelqu’un demandait récemment sur Facebook : l’Ennéagramme est-il une science ? L’édition 2013 de l’Enneagram Journal contient un excellent article de CJ Fitzsimons et Jack Killen intitulé, “Comment la science peut aider à résoudre le problème de crédibilité de l’Ennéagramme.” J’ai écrit de nombreux blogs,  articles et conférences sur l’approche de l’Ennéagramme avec un état d’esprit ‘scientifique’. L’enjeu de la science et de l’Ennéagramme surgira plus souvent et ceux qui utilisent celui-ci devront se saisir de cette question, puisque l’Ennéagramme est de plus en plus connu et à la mode : l’Ennéagramme est-il une science et quelles sont les implications de la réponse à cette question ?

Avant de pouvoir y répondre, cependant, nous devons nous assurer de comprendre les termes, et c’est là l’objet de cet article. Qu’est-ce que la science, qu’est-ce que la non-science et pourquoi la distinction a-t-elle de l’importance dans notre travail avec l’Ennéagramme ? Nous parlerons également de la pseudo-science et de pourquoi elle est si dangereuse.

Le dictionnaire Oxford en ligne définit la science comme : “l’activité intellectuelle et pratique entourant l’étude systématique de la structure et du comportement du monde physique et naturel,  par l’observation et l’expérimentation.” En ce qui concerne cet article, j’aimerais considérer la ‘non-science’  comme des manières utiles de comprendre et d’interpréter le monde ainsi que l’expérience que nous en avons, qui ne correspondent pas à cette définition et qui ne sont pas donc pas de la science.

Malheureusement, la frontière entre science et non-science est floue et imprécise. En philosophie des sciences, ceci est connu comme un problème de démarcation : où la science et la non-science commencent-elles ? Le philosophe Karl Popper a tenté une solution en plaidant pour le concept d’invalidation comme limite.  Invalider une hypothèse, c’est la tester avec l’intention d’essayer de prouver qu’elle est fausse. Par exemple, si je crois qu’une balle peut flotter dans un seau d’eau, je place la balle dans le seau et vois ce qui se passé. Si elle coule, j’ai invalidé mon hypothèse. En utilisant la démarche de Popper, la question de savoir si une balle quelconque flotte ou pas est une question scientifique.  La question de savoir si un lutin ou une licorne flotterait dans un seau d’eau n’est pas scientifique, cependant, parce qu’il n’y a pas moyen de tester l’hypothèse.  Ce qui peut être testé et donc invalidé est de la science. Ce qui ne peut être testé ni donc invalidé n’est pas de la science.¹

Popper a utilisé les idées de Marx, Freud et Adler comme exemples de choses qui ne pourraient pas être invalidées – elles peuvent avoir un pouvoir explicatif, mais peu de pouvoir prédictif et il n’y a pas de véritable moyen de prouver que ces idées sont fausses.  Par exemple : comment savoir si un lapsus ‘freudien’ se réfère réellement à quelque chose de significatif ou pas ? Si j’appelle ma femme ‘Maman’, cela peut aussi bien indiquer un problème profond irrésolu… ou pas.  Mon erreur peut être le point de départ d’une auto-exploration, mais il n’y a aucun moyen réel de mener une expérience d’invalidation à propos de la plupart des idées de Freud.

Le corollaire de ne pouvoir invalider une hypothèse, cependant, c’est ne pas pouvoir non plus prouver qu’elle est vraie.  Des concepts comme le lapsus freudien peuvent ou non éclairer la condition humaine, mais ils ne sont pas de la science. Pour qu’une idée, un concept ou un modèle soit scientifique, il faut qu’il ait une certaine capacité prédictive qui puisse être testée : quand je fais ceci, cela va se produire. Nous pourrions observer que j’ai tendance à appeler de temps à autre ma femme ‘maman’, mais ce serait très difficile de prédire  une conséquence de cette observation et donc de tester une prédiction. Pourrions-nous imaginer créer un test pour une hypothèse dans le style ‘Junior a fait un lapsus freudien aujourd’hui et donc il va rater son examen d’algèbre’ ?  Les idées de Marx, Freud et Adler (pour coller à l’exemple de Popper) peuvent avoir un certain pouvoir d’explication des faits après coup, mais elles ne sont que de peu d’utilité pour faire des prévisions fiables sur ce qui va se produire dans le futur.

Donc, l’invalidation est une part de la méthode scientifique, une manière de tirer des conclusions scientifiques.  En même temps, il n’existe pas une seule méthode scientifique officielle, quand les scientifiques utilisent les termes suivants pour désigner les étapes de leur démarche :

1. Observer les phénomènes.

2. Créer une hypothèse qui pourrait expliquer les phénomènes.

3. Tester l’hypothèse et essayer de prouver qu’elle est fausse (plutôt que simplement essayer de trouver des preuves qui l’étayent)

4. Si l’hypothèse invalide le test, revoir son hypothèse et la tester à nouveau.

5. Plus une hypothèse résiste à des tentatives d’invalidation, plus on peut être confiant dans sa pertinence.

Il est important de noter que les bons scientifiques évitent toujours la certitude à propos d’une hypothèse qui n’a pas encore été invalidée, même si elle a résisté à de nombreux tests. Le scepticisme et l’ouverture d’esprit sont des attitudes essentielles dans la poursuite de la science. Ceci ne signifie cependant pas qu’on peut être raisonnablement sûr qu’une assertion est fausse si elle a été invalidée. (On peut être certain que la terre n’est pas plate, par exemple, parce que cette hypothèse a été invalidée à travers de nombreux tests) Cela signifie aussi que l’on peut établir que certaines idées sont si hautement probables (les lois de la thermodynamique, de la gravitation ou de l’évolution pour en nommer quelques-unes) que l’on peut raisonnablement en parler comme de certitudes.

Il est important de noter que les bons scientifiques ou les gens à l’esprit scientifique en général, ne prétendent pas que leur hypothèse a été « scientifiquement prouvée ». De telles prétentions sont en général le fait de colporteurs.  Einstein a dit cette phrase fameuse qu’aucun nombre d’expérimentations ne pourrait prouver qu’il avait raison, mais qu’il n’en faudrait qu’une seule pour prouver qu’il avait tort. L’application de la méthode scientifique ne peut qu’invalider ou augmenter son niveau de confiance : elle n’établit pas la preuve définitive d’une prétention.

Il est aussi important de noter que la science adhère au principe du naturalisme, à savoir qu’elle suit les règles du monde naturel et n’autorise pas les explications ‘surnaturelles’ des phénomènes.  Ceci n’est pas une prise de position sur l’existence ou non du surnaturel : il s’agit simplement de dire que la science, par nature, ne peut tester les prétentions pour lesquelles il n’existe pas de preuve empirique. Si quelqu’un affirme des choses surnaturelles, il ne fait pas de science. Si quelqu’un affirme des choses au-delà de ce qui peut être empiriquement testé, il ne fait pas davantage de science. La science se focalise sur l’objectif – au premier chef, ce qui est vrai, peu importe comment vous le sentez. Elle ne fait pas d’assertions subjectives (celles qui se basent sur nos sentiments ou opinions individuelles) La science peut me dire la composition chimique de la crème glacée au chocolat, mais ne s’occupe pas de m’aider à décider si je la préfère à la vanille. (En même temps, je n’aime pas le terme ‘scientisme’ parce qu’il est habituellement utilisé par les gens pour dénigrer la science quand celle-ci contredit leurs croyances, il y a un vrai danger à croire que la science peut résoudre les questions de valeur plutôt que les questions factuelles.)

Ceci nous conduit à la non-science. Souvent, spécialement dans les cercles spirituels, on entend parler de ‘différentes manières de savoir’. Il est possible de ‘savoir’ des choses non scientifiquement. Par exemple, le fait que j’aime mes enfants est quelque chose que je ‘sais’ subjectivement et je ne puis ni ne veux le prouver scientifiquement. Le royaume des valeurs et de l’éthique n’est pas le domaine de la science, mais bien celui de la philosophie, de la religion, de la spiritualité. La science nous enseigne des faits au sujet du monde ; la philosophie, la religion et la spiritualité nous aident à imaginer ce que nous pouvons faire de ces faits et comment vivre nos vies en fonction.

Comme j’ai déjà dit, chaque fois qu’un ‘scientifique’ affirme des choses en rapport avec les valeurs, il ou elle ne fait plus de science. D’un autre côté, chaque fois que quelqu’un affirme un fait, en suggérant qu’une assertion sur le monde objectif est vraie et testable, il fait de la science (même si c’est pauvre et inexact). Par exemple, si un créationniste religieux affirme que le monde a 10.000 ans, il fait une assertion qui peut être invalidée et ce qu’il prétend ne devrait pas être protégé comme étant ‘leur vérité’ juste parce qu’ils croient que c’est une partie de leur religion. Si l’on doit ou non tender l’autre joue est une question de valeurs et d’éthique plus que de science, mais l’âge de la terre peut être mesuré empiriquement et il existe des réponses définitivement fausses.

Il existe d’autres manières d’expérimenter le monde qui nous donnent une vision non-scientifique des choses : l’art la littérature, la méditation, la réflexion personnelle, etc. Mais il est important de se rappeler que ce sont des visions subjectives et qu’elles pourraient en tout cas ne pas s’appliquer à tout le monde. Ce sont d’abord des opinions, même si nous concédons que certaines opinions sont mieux informées que d’autres et donc davantage valables. Toutes les deux ainsi que les sciences jouent leur rôle et nous ne devrions pas confondre les deux en les utilisant dans des domaines impropres. Il est parfaitement approprié d’utiliser des outils différents pour des tâches différentes.

La non-science est utile ; en fait, c’est indispensable pour vivre pleinement sa vie. Penser qu’on peut vivre sa vie en ne s’appuyant que sur la science comme voie de compréhension du monde est aussi vicié que penser qu’on peut ignorer ce que la science nous enseigne. Une personne qui veut vraiment comprendre le monde et sa place devrait essayer de pratiquer la pensée scientifique et non-scientifique dans une mesure égale et appliquée aux domaines corrects.

La pseudo-science, cependant, renforce habituellement l’ignorance plutôt qu’elle n’éclaire un sujet. ‘Pseudo’ signifie faux ou feint, et la pseudo-science est ce qui prétend être scientifique mais viole les principes fondamentaux de la science, soit par des actes intellectuels d’omission ou des actes commis.  En d’autres termes, la pseudo-science est en général la résultante d’une ou deux circonstances : a) on essaie de faire de la bonne science mais on le fait mal à propos et on ferme les yeux sur une preuve qui invalide son hypothèse, ou b) ses croyances chéries non scientifiques  s’opposent aux faits scientifiques clash et on critique donc ou rejette la preuve de sorte de justifier sa croyance inexacte.

L’astrologie, de nombreux systèmes de guérison ‘alternatifs’, la physiognomie (l’évaluation de caractéristiques de personnalité basée sur des traits physiques), le créationnisme et le déni des changements climatiques sont des exemples de pseudo-science. (La portée de cet article est trop limitée pour decrire pourquoi chacun de ces exemples est de la pseudo-science, mais de bonnes ressources en ligne sont disponibles pour différencier la science de la pseudo-science ².)

Parfois, les avocats de la pseudo-science sont simplement ignorants des faits ; d’autres fois, ils rejettent activement une preuve. Parfois, ce rejet est non-conscient en raison de biais cognitifs ; d’autres fois,  c’est une décision consciente avec l’intention de profiter d’autres ou de promouvoir un agenda socio-politique.  La pseudo-science, plutôt que nous informer, nous fait arrêter de chercher la vérité, installant à la place de fausses explications de phénomènes objectifs. C’est l’étreinte de l’illusion plutôt que la recherche de la sagesse.

Une dernière catégorie de ‘connaissance’ vaut la peine d’être mentionnée ici : la proto-science. Une ‘proto-science’ est un champ qui peut être (ou pas) en train de devenir de la science et fournit des hypothèses testables, mais est toujours marquée par un haut degré de spéculation et d’interprétation. Le philosophe des sciences Thomas Kuhn a pris comme exemple la chimie d’avant la moitié du 18e siècle.  Certaines des sciences d’aujourd’hui, en particulier la psychologie, tombe également dans cette catégorie. Ce qui différencie une proto-science d’une pseudo-science  est la volonté de ses avocats de modifier leur hypothèse quand de nouveaux faits sont disponibles ou que leurs hypothèses sont invalidées.  La science de l’astronomie par exemple a ses racines dans la proto-science de l’astrologie ancienne. Quand de nouveaux faits ont été connus, ceux qui avaient l’esprit scientifique ont abandonné beaucoup d’hypothèses invalidées de l’astrologie et la science de l’astronomie a émergé. Cependant, certains n’ont pas assimilé la nouvelle information et l’ancienne astrologie proto-scientifique a évolué vers la pseudo-science moderne de l’astrologie que nous connaissons aujourd’hui.

Alors, l’Ennéagramme est-il une science ?

Je ne pense pas qu’il soit possible d’invalider l’idée qu’il y a 9 types de personne à la base. Il y a tant de manières d’utiliser l’Ennéagramme –les ailes, les sous-types, les niveaux,etc.- que les ennéagrammistes peuvent répondre ou rencontrer presque toutes les objections à l’idée que chacun se retrouve quelque part dans le modèle. J’ai aussi trouvé peu de valeur prédictive dans l’Ennéagramme : nous ne pouvons prédire avec une fiabilité utile comment quelqu’un va réagir à une situation ou circonstance donnée,  quoi que nous sachions du profil Ennéagramme d’une personne.

Notez s’il vous plait que je ne dis pas qu’on ne peut prédire une tendance générale ou des probabilités, je dis que nous ne pouvons utiliser l’Ennéagramme pour prédire des conséquences spécifiques. Par exemple, les Huit sont censés être ‘assertifs’ et ‘contre’ (pour utiliser les termes de Karen Horney). Donc, certains pensent qu’on peut prévoir qu’un Huit se bougera toujours contre les autres gens quand un conflit surviendra. Tout en sachant que les Huit peuvent être plus enclins que la plupart à se ‘bouger contre’, ils ne sont pas combattifs tout le temps : parfois, ils sont accommodants, parfois ils sont souples ; parfois même ils ont peur. Tout qui les observe verra que même si la probabilité qu’ils ‘se remuent contre’ est forte, les Huit vous surprendront. Les gens de tous les types vous surprendront de manière similaire. Donc, le modèle n’est pas prédictif de manière fiable.

La valeur de l’Ennéagramme, cependant, est dans son pouvoir explicatif. Nous pouvons observer les actions d’un Huit en particulier et les interpréter après coup au travers de la lentille de l’Ennéagramme et en tirer quelques conclusions utiles : ‘ah, Jane a réagi très agressivement à cette proposition ; c’est peut-être en lien avec son ‘Huit’ d’une certaine manière ; explorons ceci plus avant …’

Donc, dans son noyau, l’Ennéagramme n’est pas une science mais il est une non-science formidablement utile avec une bonne dose de pouvoir explicatif.

Le monde de l’Ennéagramme semble être un lieu où la science, la non-science et la pseudo-science se croisent souvent. Cette intersection présente des dangers, de la même manière que deux océans se croisant au Cap d’Afrique créent des mers traîtres qui ont coulé plus d’un bateau. Si nous utilisons l’Ennéagramme pour nous aider à nous comprendre  plus exactement, nous devons savoir que nous utilisons le bon outil (qu’il soit de la science ou de la non-science) au bon moement, et que nous évitons la pseudo-science.

Il y a probablement des assertions que nous pouvons faire sur l’Ennéagramme qui sont scientifiques, mais probablement pas autant que nous ne voudrions le penser.  Si nous affirmons quelque chose sur l’Ennéagramme que nous prétendons scientifique, nous devrions pouvoir le soutenir avec des faits déduits scientifiquement. Par exemple, j’ai vu des assertions selon lesquelles notre Ennéa-type est ‘génétique’, ce qui signifie qu’il est enraciné dans nos gènes, mais je n’ai pas vu de preuve pour étayer ceci et je le trouve hautement douteux, étant donné le peu que nous savons sur ce qui est ou non génétique en général.  Admettons qu’une observation anecdotique m’incline à penser que notre Ennéa-type est inné (c’est-à-dire que nous sommes ‘nés comme ça’). Mais ceci n’est pas la même chose qu’être fondé génétiquement puisqu’il y a de nombreux facteurs prénataux non génétiques qui contribuent à façonner notre tempérament. Les assertions scientifiques doivent être soutenues par des preuves scientifiques ; les opinions basées sur des preuves anecdotiques devraient juste être vues comme un point de départ de discussions et explorations ultérieures. Nous devons être capables de distinguer entre ce qui relève des faits et ce qui relève des opinions et, si nous enseignons l’Ennéagramme, nous devons être clairs en affirmant l’une ou l’autre. Faire part aux autres de nos expériences subjectives est bien et vaut la peine, pour autant que nous ne prétendions pas qu’il s’agit de plus qu’une expérience subjective.

La plupart des traditions de sagesse contiennent un élément de rigueur intellectuelle qui équilibre l’élément émotionnel de la tradition. Je pense que les Jésuites dans le catholicisme ou le yoga Inana dans l’Hindouisme –la poursuite de l’illumination à travers la philosophie- en sont des exemples vivants. Une telle rigueur bénéficie aussi à l’étude de l’Ennéagramme, et nous grandissons au mieux quand nous apprenons à assumer les évaluations déplaisantes sur nous-mêmes et  notre monde, que ces évaluations viennent de méthodes scientifiques ou non. C’est bien de ‘ce travail’ qu’il s’agit.  Si nous n’y prenons garde, le flou qui réside dans la confusion entre science et non-science peut conduire à une illusion plus grande, pas à l’illumination.

Les articles futurs fourniront des outils pour une pensée critique en rapport avec l’Ennéagramme, dans un effort de nous aider à naviguer plus sûrement dans ces eaux.

Mario Sikora est un coach de dirigeants et consultants qui conseille les leaders dans de grandes organisations multinationales et dirige des programmes de certification basés sur l’Ennéagramme et des ateliers dans le monde entier. Il est le co-auteur de Awareness to Action: The Enneagram, Emotional Intelligence, and Change et l’ancien president du Conseil de Direction de l’IEA. Il continue à servir le Conseil de Direction et les affaires internationales outre-mer de l’IEA. On peut le joindre via son site web : www.awarenesstoaction.com.

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Photo Philippe Halin