Un syndrome apparaît chez de nombreux étudiants d’arts martiaux (comprenez, c’est ce qui est arrivé à l’auteur) : vous passez le premier test (dans le cas de l’auteur, la ceinture orange, il y a de nombreuses années) et vous croyez que vous êtes une réincarnation à la fois de Bruce Lee et Kwai Chang Caine. Quelques ceintures plus tard sur le chemin des arts martiaux, vous réalisez qu’alors vous connaissiez quelques fondamentaux, mais vous ne saviez rien du tout quand vous avez obtenu votre ceinture orange. Maintenant, vous êtes un combattant ninja sérieux, prêt à en découdre avec n’importe qui. Mais la beauté du dojo est que vous avez un retour en temps réel (sous la forme occasionnelle d’une sérieuse remise à votre place) et vous finissez par réaliser qu’il y a de véritables combattants ninja qui peuvent balayer le tapis, et vous avec, avec autant d’efforts que pour éloigner nonchalamment une mouche, et que vous n’avez en fait rien appris. Quand vous arrivez à la ceinture noire (si vous avez eu un bon entrainement), vous réalisez que le trajet n’a fait que commencer.
L’illusion prématurée de compétence de la ceinture orange est une manifestation de l’effet de Dunning-Kruger. Selon une série d’expériences faites par les psychologues David Dunning et Justin Kruger, l’effet de Dunning-Kruger est la tendance qu’ont les gens incompétents ou inexpérimentés à surestimer le niveau de leur compétence, à ne pas reconnaître leurs zones d’incompétence et à ne pas reconnaître la compétence des autres. Les gens très compétents ou expérimentés, par contre, ont peut-être moins confiance en eux-mêmes qu’ils ne devraient parce qu’ils supposent à tort que les autres ont le même niveau de maîtrise qu’eux-mêmes.
C’est pourquoi, dans les arts martiaux, on voit souvent de l’effronterie et de l’arrogance chez les ceintures vertes ou marron, et de l’humilité chez les ceintures noires.[i]
Malheureusement, le monde de l’ennéagramme n’est pas insensible à l’effet de Dunning-Kruger. Combien de fois voit-on des gens suivre un atelier Ennéagramme d’un weekend, lire quelques livres sur l’Ennéagramme, et s’installer comme enseignants de l’Ennéagramme ? Trop souvent, j’en ai peur… Le débutant pense que c’est facile, l’expert sait combien l’Ennéagramme est complexe et subtil en réalité.
Il ne faut pas être trop dur avec les victimes de l’effet de Dunning-Kruger. C’est un biais cognitif contre lequel il est très difficile de lutter et nous tombons tous dans les pièges de notre propre esprit. La parabole zen de la montagne illustre très bien le sujet : au pied d’un montagne, c’est juste une montagne et nous croyons la comprendre, sans réaliser que nous en avons une vison très limitée. A mi-chemin de notre ascension, pourtant, nous perdons la perspective et nos certitudes – nous sommes perdus dans les nuages, le chemin est plus difficile que nous pensions, il prend plus de temps. La montagne n’est plus seulement une montagne. Près du sommet, nous perçons les nuages et finalement nous commençons à voir la totalité.
Une variante de l’effet de Dunning-Kruger est l’illusion d’une expertise inter-domaines, dans laquelle quelqu’un pense que, comme il maîtrise un domaine, il peut simplement transférer cette expertise dans un autre domaine. Linus Pauling, le brillant chimiste, l’un des quatre seuls à avoir obtenu deux prix Nobel, en est peut-être l’exemple le plus illustratif. A l’évidence un génie avec des compétences dans de nombreux domaines, Pauling est sorti de ses compétences en s’occupant de nutrition, et il est probablement le principal responsable du charlatanisme lié aux méga-doses de vitamines C et autres compléments alimentaires.
Avec les références de Pauling dans d’autres domaines, il est facile pour les gens de d’accepter ses idées sans les questionner dans un domaine où ils auraient dû être plus que sceptiques. Aujourd’hui, les choses sont encore pires et une célébrité mineure affectée par l’effet de Dunning-Kruger comme Jenny McCarthy (aidée et encouragée par son plus célèbre ex-petit ami, l’acteur Jim Carrey) peut convaincre de nombreuses personnes qu’elles ne devraient pas vacciner leurs enfants, sur la base de “l’intuition de Maman”, au diable la science ! Malheureusement, la ligne qui sépare les domaines d’expertise est rendue totalement invisible par internet – et les media – conduits par une avalanche de fausses informations.
Alors que nous pourrions avoir de la sympathie pour les victimes de l’effet Dunning-Kruger, nous devrions aussi être responsables de ce que nous enseignons et nous efforcer de l’éviter ; McCarthy et Carrey ont au moins une part de responsabilité dans la réapparition de maladies qui peuvent être évitées par les vaccins, comme la coqueluche, la rougeole ou les oreillons.
L’illusion de l’expertise inter-domaines peut être dangereuse dans le monde de l’Ennéagramme : d’abord, il est tentant de penser que quelqu’un qui est expert du système dans un domaine ou une application peut simplement transférer cette expertise dans un autre domaine et commencer à offrir des services dans un domaine dans lequel il n’a aucune expérience. Ensuite, il est tentant de penser que quelqu’un qui a une expertise dans un champ distinct de l’Ennéagramme et qui apprend un peu de l’Ennéagramme peut automatiquement offrir quelque chose de valable en combinant les deux sujets. (J’ai vu ces deux aspects se manifester dans mon domaine, le coaching de direction – des gens qui connaissent l’Ennéagramme dans un secteur et qui pensent que leur connaissance du système les qualifie automatiquement pour le coaching de direction, et des coaches de direction qui apprennent l’Ennéagramme et pensent qu’ils maîtrisent son application au coaching bien avant que ce soit le cas).
Je ne peux pas compter le nombre de présentation à la conférence de l’IEA, d’articles et même de livres qui présentent comme des vues pénétrantes ce qui n’est rien d’autre que les hypothèses non vérifiées de quelque penseur. Parfois, ces pensées hypothétiques conduisent à des vues profondes et à des applications utiles ; d’autres fois, il serait urgent de les mettre au panier.
Encore une fois, nous devrions être indulgents avec ces tendances, même quand nous les voyons en nous. Les biais cognitifs comme l’effet de Dunning-Kruger nous affectent tous, ce qui montre pourquoi l’aptitude à la pensée critique est si importante – elle ne nous protège pas de l’illusion, mais nous aide à coup sûr à réduire la fréquence à laquelle nous en sommes victimes et la durée de leur emprise.
Faire partie d’une communauté qui peut offrir du feedback est aussi utile. Un de mes amis, sufi, me faisait remarquer que le problème qui est souvent rencontré par des gens qui quittent une communauté orthodoxe et démarrent leur propre groupe est qu’ils n’ont personne pour leur faire remarquer quand ils s’écartent du chemin ou perdent leurs repères. Une communauté qui ne se compose pas principalement d’acolytes a en son sein quelqu’un qui (de façon attentionnée, on l’espère) nous remet en place quand c’est nécessaire. Les excès de si nombreux gourous auto-proclamés semblent lui donner raison.
C’est un domaine où il me semble que la communauté de l’Ennéagramme peut grandir. Cette communauté a jusqu’à présent accompli de grandes avancées pour ce qui est de la fertilisation croisée des idées et la coopération entre les principaux enseignants, mais il y a encore trop de critiques (passives-agressives, et parfois ouvertement agressives) émises dans l’ombre. Je crois que cela vient d’une norme culturelle non exprimée qui consiste à ne pas critiquer les idées sur la base de leurs mérites, parce que ce serait pris pour une critique de l’individu qui émet ces idées. Plutôt que de regarder les idées, il y a une tentation à regarder celui qui le plus de médailles, et qui est certifié par qui. Les communautés intellectuelles matures ne font pas cela – elles discutent ouvertement et critiquent avec rigueur les idées, tout en respectant leurs auteurs, et elles s’occupent plus de la qualité que de la provenance.
La communauté de l’Ennéagramme restera bloquée dans l’adolescence et risque de plus en plus le développement de factions si elle ne s’occupe pas de son incapacité à discuter et à débattre d’idées ouvertement et avec rigueur. En même temps, comme tout coach le sait, il n’est correct de donner du feedback à quelqu’un que s’il nous en a donné la permission. Les bons directeurs savent qu’ils ont à apprendre du feedback, et les meilleurs d’entre eux sont bien plus intéressés à savoir ce qu’ils font mal que ce qu’ils font bien ; les coaches de dirigeants, s’ils sont intelligents, savent que donner du feedback n’est une bonne idée (et éthiquement approprié) que si le client est prêt à l’entendre.
Par conséquent, je voudrais encourager Nine Points magazine à servir de forum pour des discussions rigoureuses d’idées, qui soient civiles et respectueuses. J’admets qu’il n’y a rien de plus lourd que les forums ouverts qui se transforment en tribunes improvisées, chargées de colère et fastidieuses, pour fanatiques d’internet. Il vaudrait mieux pour les Membres Professionnels de l’IEA s’ouvrir à la critique de leurs idées dans l’optique d’apprendre. Dans cet esprit, j’invite quiconque se sentirait enclin à critiquer des choses que j’ai écrites – dans mes articles, blogs, ou dans mon livre – à le faire. J’écris ceci avec l’espoir de démarrer un échange et de recevoir un feedback candide et ouvert. J’encourage les autres auteurs de l’Ennéagramme à faire de même.
Nous ne pourrons dépasser l’effet de Dunning-Kruger que si nous nous ouvrons nous-mêmes au feedback, si nous prenons l’habitude de vérifier ce que nous supposons, et si nous maintenons un esprit d’apprentissage ouvert. Un tel forum peut nous y aider s’il se focalise sur les idées plus que sur les personnes, sur l’ouverture plus que la défensive, et sur l’intérêt réciproque plus que sur les gains individuels. Des règles de base doivent être établies et suivies, et probablement quelques egos seront égratignés en route. Mais c’est le seul chemin vers la maîtrise.
Mario Sikora est coach de direction et consultant auprès de leaders de grandes organisations multinationales. Il conduit des programmes de certification et des ateliers fondés sur l’Ennéagramme dans le monde entier. Il est l’auteur de Awareness to Action: The Enneagram, Emotional Intelligence, and Change et a été président du Board des directeurs et des affaires internationales de l’IEA. Il peut être contacté via son site : www.awarenesstoaction.com.
[i]Curieusement, Bruce Lee est un exemple flagrant de ceci. Il était un pratiquant brillant d’arts martiaux, mais sa formation formelle avec un maître s’est arrêtée à 18 ans. Il a alors essayé de “réinventer” les arts martiaux. S’il avait poursuivi avec un maître, il aurait appris que ce qu’il a “inventé” existait déjà dans la tradition des arts martiaux : il n’avait simplement pas suivi cette partie de l’enseignement.